Ouvrages recensés :
Durand (E.), Évangile et Providence (Ph.-M. Margelidon)
Durand (E.), L’Être humain, divin appel (D. Le Pivain - Ph.-M. Margelidon)
Cet article est une revue de la production de la philosophie analytique qui cherche à mettre en lumière, à l’occasion de la présentation de plusieurs ouvrages en langue française, le caractère classique et intéressant des thèmes philosophiques abordés par les auteurs qui appartiennent au courant analytique. Il montre donc que la pensée aristotélico-thomiste peut se faire entendre dans ce contexte pour peu qu’elle accepte, comme la scolastique l’a toujours fait depuis son origine, la discussion argumentée.
Les origines de la philosophie analytique sont diverses. Dès la fin du XIXe et au début du XXe siècle, Franz Brentano, éduqué dans l’aristotélisme, et représentant un courant de pensée d’Europe centrale n’ayant jamais accepté le kantisme, prône le développement d’une philosophie exacte, objective. L’une des thèses qu’il soutient est que la méthode de la philosophie doit être analogue, sinon identique, à celle des sciences. À Vienne se développera également le fameux cercle du positivisme logique qui tente d’unifier les sciences et de leur donner la forme et la portée d’un langage rigoureux. Ce projet aboutit au livre de Rudolf Carnap, La Construction logique du monde. Cela se double aussi, chez le même Carnap (1891-1970), d’un rigoureux vérificationnisme. Il implique un violent rejet de la métaphysique, accusée de ne pouvoir satisfaire aucun des deux critères de la scientificité : ni vérification sensible, ni langage rigoureux. Pendant ce temps, en Angleterre, Bertrand Russell (1872-1970), accompagné par George Moore (1873-1958), initie un rejet du néohégélianisme jusque-là dominant à travers Francis Bradley (1846-1924) et Bernard Bosanquet (1848-1923). Il lui substitue l’atomisme logique, qui s’exprime entre autres dans les Principia Mathematica (1910-1913). Influencé d’abord par le Cercle de Vienne, puis encore par le positivisme logique, Ludwig Wittgenstein (1889-1951) en viendra bientôt à imprimer à la philosophie le célèbre linguistic turn, le langage de référence étant dans un premier temps le langage de la logique, puis secondairement le langage ordinaire. Indépendamment du choix que l’on pouvait faire, la question de savoir quel état de choses justifiait les formules ou le langage ne cessait de se poser, aussi bien pour la logique à travers le problème de la référence et de la portée de la quantification, que pour le langage ordinaire, d’autant plus qu’Alfred Tarski (1902-1983) développait sereinement une doctrine de la vérité comme correspondance (= adaequatio) à la réalité. À partir de là, la voie s’ouvrait vers le développement d’un questionnement regardant l’ensemble des êtres, y compris ceux qui ne pouvaient pas être perçus par les sens comme les universaux, les nombres, etc. Le résultat fut qu’après le linguistic turn se produisit un inattendu metaphysical turn.
L’auteur cherche ici à recueillir le meilleur de la position de saint Thomas, à en discerner les limites et à proposer quelques explicitations ou améliorations. La volonté divine permissive rend possible le mal moral, mais celui-ci ne s’ensuit pas nécessairement. Lorsque saint Thomas affirme que rien ne résiste à la volonté de Dieu à propos d’un effet donné ayant lieu à un instant du temps, cela vaut seulement de la volonté conséquente, laquelle tient compte de tout ce qui aura eu lieu avant cet instant. Donc la volonté de donner la grâce efficace tient compte de la non-résistance antérieure de l’homme à la grâce suffisante, et la volonté de donner la gloire à tel instant tient compte de la vie antérieure de mérite. Ce n’est pas de volonté antécédente que Dieu veut, indépendamment de toute considération des démérites, qu’il y ait des hommes à punir pour que sa justice soit manifestée. Ce n’est pas pour avoir des hommes à damner que Dieu a permis leur péché. Si l’acte de prédestiner, et l’ensemble de ses effets sont indépendants des actes des hommes, en revanche, la prédestination à un don précis tient compte de la prescience d’actes humains antérieurs à ce don. Le plan général du salut d’une personne use d’une série de moyens faillibles pour arriver à sa fin. L’esse communiqué par Dieu à l’effet de la cause seconde à travers celle-ci même est contracté par l’essentia (soit naturelle, soit intentionnelle) de la cause seconde. De ce fait, parmi les prémotions, seules les prémotions morales proposent comme objet de choix une spécification, et ce, de manière faillible, tandis que les prémotions physiques fournissent seulement le passage de la puissance à l’acte de délibérer et de choisir, c’est-à-dire l’exercice, et ce, éventuellement de manière infaillible. La grâce-motion n’est pas autre chose que le mouvement même de l’âme. Si Dieu est en train de mouvoir la volonté créée à l’exercice de tel choix, il est incompatible avec cette hypothèse que la liberté créée ne soit pas en train d’exercer ce choix-là, mais cela n’entraîne nullement que sous la même motion efficiente de Dieu à l’exercice du choix à propos de la même spécification, le choix n’aurait pas pu être autre.
2. L’exécution du plan divin dans la créature
L’exécution du plan divin dans la créature temporelle a lieu a) d’une part au moyen du concours divin général, b) d’autre part par le biais d’un concours relevant de la grâce.
a) Concours divin et liberté créée en général
14. Un des principaux autres inconvénients du vocabulaire thomasien, vu de notre côté, c’est son opinion selon laquelle la « coercition » (et son usage de cogere est d’ailleurs polysémique) est seule à s’opposer à la « liberté », tandis que la nécessité ne s’y opposerait pas. Le Maître médiéval est ici tributaire d’une formule de l’évêque d’Hippone, laquelle a sans doute contribué à embrouiller ultérieurement les débats autour du jansénisme. Plus exactement, dans les questions qui nous occupent, et sans prévenir, il use du mot libertas dans deux sens bien différents, à savoir pour désigner soit simplement la libertas a coercitione, soit de manière plus restreinte la libertas a necessitate, le libre arbitre proprement dit, ou liberté psychologique. C’est seulement de temps en temps qu’il met en place la distinction entre les deux. C’est donc avec précaution qu’il faut citer les textes de saint Thomas affirmant que la « liberté » de l’homme est sauvegardée par telle ou telle motion divine (car certaines grâces actuelles sont opérantes et donc nécessitantes, et correspondent alors à des mouvements indélibérés de la créature, dotés de la seule liberté de spontanéité).
Dans la dernière partie du quatrième livre de la Somme contre les Gentils (Lib. IV, cap. 79-97), saint Thomas traite de ce qui dépasse la raison à propos de la fin ultime de l’homme (ibid., cap. 1, 12), et en particulier la glorification des corps des bienheureux. En effet, puisque le Seigneur Jésus est venu sauver tout l’homme, son âme et son corps, la question de l’état du corps humain des bienheureux après la Résurrection et le Jugement dernier appartient à la recherche de l’intellectus fidei. La démarche théologique fondée sur l’enseignement de la Révélation, la structure interne de ces chapitres, et enfin l’héritage patristique pleinement assumé par le Docteur commun, permettent d’aborder sereinement ses réponses à cette difficile question, placée ici au coeur du traité des fins dernières.
Cette étude voudrait aborder la question de l’état des corps glorieux après la résurrection et le jugement dernier, à la lumière de la présentation qu’en fait saint Thomas d’Aquin dans son traité des fins dernières, en conclusion de la Somme contre les Gentils. Afin de mesurer la portée de la théologie du Docteur commun sur cette question, il n’est peut-être pas inutile, dans cette introduction, de considérer l’objection la plus fréquente dès qu’il s’agit d’eschatologie : il nous est impossible de parler de ce qui n’est pas encore et dont nous ne connaissons pratiquement rien. À plus forte raison pour les mystères de foi concernant la résurrection des corps et leur glorification après le jugement dernier. Les fondements de cette objection réelle sont très divers dans l’histoire de
la théologie des fins dernières et demanderaient une étude à part. Quels qu’ils soient, la conclusion est claire : hormis la confession de foi en la résurrection de la chair (ce qui est déjà considérable de nos jours, même chez les chrétiens…), on ne peut, voire on ne doit rien dire concernant la vie future. L’homme ici-bas n’aura jamais de représentation ou image, ni de pensée exprimable sur les corps ressuscités : tout essai est donc vain.
Dans la Somme de théologie, saint Thomas range l’humilité sous la vertu de tempérance comme une « espèce de modestie ». Régulièrement critiqué, ce classement peut paraître en effet réducteur, eu égard à la place essentielle tenue par l’humilité dans l’enseignement du Christ et dans toute vie spirituelle. La présente étude se propose de réévaluer le statut de l’humilité thomasienne au sein de l’organisme vertueux et d’en mesurer la conformité avec l’héritage biblique et patristique. Sans être la « mère des vertus », l’humilité présentée par l’Aquinate peut prétendre à être la « vertu lien » de Jean Chrysostome.
Saint Thomas d’Aquin a laissé un bref traité sur l’humilité dans la Somme de théologie, la question 161 de la IIa-IIae. Par ailleurs, l’humilité revient sous sa plume dans d’autres oeuvres, en particulier à l’occasion de l’étude du Verbe incarné. Le Docteur fait de l’humilité une « espèce de modestie », laquelle est une vertu annexe de la tempérance. Cette approche rend-elle bien compte de la place réelle jouée par l’humilité dans la vie chrétienne ? Le P. Pinckaers remarque en effet : « Il faut bien l’avouer, la lecture de saint Thomas ne cause pas le même élan en faveur de l’humilité que les exhortations des Pères et des spirituels […]. Ne peut-on dire aussi que la vertu d’humilité se trouve un peu humiliée d’être reléguée après la modestie ? » Et le P. Louf d’affirmer : « C’est en effet comme un sous-produit, si l’on ose dire, de la vertu de tempérance que saint Thomas va cataloguer l’humilité chrétienne. »
Moins polémique, Michel Zink écrit récemment : « [L’humilité] n’est pas une des vertus fondatrices. L’humilité n’est ni l’une des trois vertus théologales (la foi, l’espérance et la charité) ni l’une des quatre vertus. cardinales (la prudence, la force, la justice et la tempérance). Thomas d’Aquin en fait une catégorie de la tempérance. »
Notre étude se propose de revisiter l’approche thomasienne de l’humilité. En relisant la question 161 de la IIa-IIae et les lieux parallèles du Docteur, nous chercherons tout d’abord à mesurer la convenance de la définition de saint Thomas : a-t-elle des fondements dans la philosophie antique ? Est-elle conforme à la notion scripturaire de l’humilité ? N’est-elle pas réductrice ? Dans un deuxième temps, nous essayerons de dégager les axes principaux de la doctrine thomasienne sur l’humilité, ceci afin d’en souligner l’extension. Enfin, nous pourrons évaluer la place réelle que vient jouer une telle humilité dans l’exercice des vertus théologales et morales du chrétien et sa cohérence vis-à-vis de la tradition spirituelle.
À l’occasion d’une question portant sur le rôle de l’expérience dans l’élaboration de la science, Duns Scot se demande si c’est l’intellect agent ou l’intellect possible qui cause l’universel. Or, dans la réponse à une objection censée être celle de l’Aquinate, il affirme que, selon ce dernier, l’objet premier de l’intellect possible est le singulier, de sorte que l’abstraction serait une activité de celui-ci. Mais en réalité, pour Thomas d’Aquin, l’objet propre de l’intellect humain est la quiddité des réalités matérielles, et l’abstraction est une opération de l’intellect agent faisant passer de la puissance à l’acte la forme universelle individuée dans les choses sensibles. Il s’agit donc de chercher, d’après les conceptions thomasienne et scotiste de l’abstraction, pourquoi une telle thèse peut ainsi lui être attribuée.
La question 4 du livre I du commentaire de la Métaphysique d’Aristote s’interroge sur l’origine de l’art et de la science : proviennent-ils de l’expérience ? Il s’agit de savoir comment s’articulent l’intuition sensible du singulier et le caractère universel de la science. Duns Scot affirme que l’expérience sensible est l’occasion, la condition sine qua non de la science, mais n’en est pas la cause génératrice.
Trois objections principales avaient été formulées contre le rôle que peut jouer l’expérience vis-à-vis de la science. La troisième utilisait un raisonnement par l’absurde à partir de l’analyse des quatre types de cause, en affirmant que l’expérience ne pouvait remplir à l’égard de la science le rôle d’aucune de ces quatre causes. Duns Scot répond que l’expérience n’est certes pas cause efficiente unique, mais qu’elle est une cause efficiente instrumentale de l’acquisition de la science, la cause efficiente principale étant l’intelligence par la puissance de sa lumière naturelle (n° 83)
La question qui se pose alors est de savoir ce qui, dans l’intelligence, joue le rôle principal : est-ce l’intellect agent ou l’intellect possible ? Duns Scot répond que c’est ce dernier qui est l’agent principal de l’acquisition de la science, car c’est en lui que se trouvent les habitus des principes et des conclusions (n° 84). Or la science est par essence déductive, procédant des principes pour en déduire les conséquences. Mais l’intellect agent a aussi un rôle à jouer (n° 85) : il abstrait les termes simples à partir des données sensibles, que l’intellect possible compose pour donner son assentiment à la proposition complexe, par lui-même s’il s’agit d’un principe évident, par l’expérience s’il s’agit d’un singulier.
Ouvrages recensés
Ambrogi (P.-R.), Le Tourneau (D.), Dictionnaire encyclopédique de Jeanne d’Arc (Ph.-M. Margelidon)
Ambrosio (A. F.), Pouvoir et secret dans l’Empire ottoman (D. Urvoy)
Arnold (M.), Martin Luther (S.-M. Morgain)
Benzine (R.), Nour, pourquoi n’ai-je rien vu venir ? (F. Jourdan).
Bonino (S.-Th.), Brève histoire de la philosophie latine au Moyen Âge (Marie de l’Assomption)
Bonnet (S.), Défense du catholicisme populaire (Ph.-M. Margelidon)
Borrmans (M.), Quatre acteurs du dialogue islamo-chrétien (F. Jourdan)
Capelle-Dumont (Ph.), Diagne (S. B.), Philosopher en islam et en christianisme (F. Jourdan)
Cocard (H.), L’Adoration, base de la rencontre entre chrétiens et musulmans (F. Jourdan)
Collard (F.), La Passion Jeanne d’Arc (Ph.-M. Margelidon)
Contamine (Ph.), Bouzy (O.), Hélary (X.), Jeanne d’Arc (Ph.-M. Margelidon)
Cottret (B.), Histoire de la Réforme protestante (S.-M. Morgain)
Cuypers (M.), Gobillot (G.), Idées reçues sur le Coran (F. Jourdan)
De Franceschi (S. H.), Morales du carême (Ph.-M. Margelidon)
Djavann (Ch.), Comment lutter efficacement contre l’idéologie islamique (F. Jourdan)
Djavann (Ch.), Iran : j’accuse ! (F. Jourdan)
Ducène (J.-Ch.), L’Europe et les géographes arabes du Moyen Âge (IXe-XVe siècle) (D. Urvoy)
Guirous (L.), « Ça n’a rien à voir avec l’islam » ? (F. Jourdan)
Hanne (O.), Jeanne d’Arc (Ph.-M. Margelidon)
Huntzinger (J.), Initiation à l’islam (F. Jourdan)
Islamic Thought in China (D. Urvoy)
Jambet (Ch.), Le Gouvernement divin (F. Jourdan)
Jeanne d’Arc, Le procès de Rouen (Ph.-M. Margelidon)
Jourdan (F.), Islam et christianisme (A. Laurent)
Kaouès (F.), Convertir le monde arabe (D. Urvoy)
Khankan (S.), La Femme est l’avenir de l’islam (F. Jourdan)
Krumeich (G.), Jeanne d’Arc en vérité (Ph.-M. Margelidon)
Lacroix (X.), Avons-nous encore une âme ? (D. Perrin)
Laurent (A.), L’Islam (F. Jourdan)
Onfray (M.), Penser l’islam (F. Jourdan)
Putallaz (F.-X.), Le Mal (Ph.-M. Margelidon)
Rahal (G.), Le Corps dans la Falsafa (D. Urvoy)
Raines (P.), Quel dialogue possible avec l’islam du Coran ? (F. Jourdan)
Raison du Cleuziou (Y.), De la contemplation à la contestation (Ph.-M. Margelidon)
Ramadan (T.), Le Génie de l’islam (F. Jourdan)
Tabbara (N.), L’Islam pensé par une femme (F. Jourdan)
Talbi (M.), Dieu est amour (F. Jourdan)
Théologie et érudition de la crise moderniste à Vatican II (A. Desmazières)
Urvoy (D. et M.-Th.), Enquête sur le miracle coranique (F. Jourdan)
Urvoy (D.), Religions en rencontre (F. Jourdan)
Véliocas (J.), L’Église face à l’islam (D. Urvoy)
Yahya Ibn ‘Adi, L’Homme des perfections (F. Jourdan)
La Revue thomiste et ceux qui, après la guerre, lui furent liés de très près, Marie-Michel Labourdette, Charles Journet et Jacques Maritain, ont tenté de répondre à la question du rapport de la religion islamique au christianisme et de sa place dans le plan divin du salut. Cette question demeure, mais le contexte a changé depuis la fin du XXe siècle. Les paramètres ecclésiologiques (appartenance invisible à l’Église visible) qui étaient mis en avant, se sont déplacés en amont de la question ; l’interrogation se reporte aujourd’hui sur les fondements de l’islam comme religion et comme culture (société/politique), sa nature religieuse — et ses origines — entraînant une reformulation, en théologie catholique, du statut de la religion islamique dans l’histoire du salut, de ses relations avec la religion chrétienne en termes soit de complémentarité ou de convergences, d’identité, de différences ou même d’oppositions. Or les choses ne sont pas claires du tout, il importe donc de faire le point et de clarifier les débats. Il faut en effet sortir des ornières de l’irénisme et des déclarations convenues. La théologie catholique, et la pensée thomiste en particulier, doit de nouveau se saisir de cette question avec rigueur et objectivité.
Il est fréquent de parler des « trois monothéismes » (judaïsme, christianisme et islam), ou encore, depuis Louis Massignon, des « trois religions abrahamiques », ou plus fréquemment encore des « trois religions du livre », parfois des « trois religions révélées ». Toutes ces qualifications, commodes dans leur apparente simplicité sont trompeuses. Elles désignent trois religions distinctes, qui n’ont pas le même contenu, le même style, qui certes ne sont pas sans rapports, mais s’opposent, à des degrés variés, par l’histoire, l’origine, la géographie, les priorités confessionnelles ou dogmatiques, l’éthique, l’anthropologique religieuse ; bref le juif, le chrétien et le musulman entretiennent des rapports de ressemblances et de dissemblances, pour ne pas dire d’oppositions marquées, parfois frontales. Selon les moments et les critères, on insistera plus sur ce qui les rassemble que sur ce qui les oppose, ou inversement, non sans risque de confusion. La théologie catholique partage un spectre très large entre minimalisme et maximalisme. L’interreligieux favorise, au moins depuis 1965, le pôle de l’analogie, et en elle de la ressemblance et du complémentaire. On élabore au sein du catholicisme des théologies de l’analogie religieuse dans une perspective théocentrique qui tentent de faire droit à ce que chaque religion a de spécifique et de complémentaire, de compatible et de différent avec le christianisme, au nom du dialogue qui est devenu le mode paradigmatique du rapport interreligieux, rendu possible par de communes valeurs religieuses. L’islam occupe une place à part, toujours discuté et hautement problématique, les positions et les opinions des théologiens variant au gré de l’état du dialogue, de ses avancées, s’il y en a, et de ses échecs. La question du statut de l’islam s’en trouve modifiée. On notera un décalage très prononcé entre les perceptions et discours officiels, positifs et volontaristes, encourageants et iréniques, et les perceptions plus distanciées, parfois critiques des observateurs,qu’ils soient théologiens ou philosophes, agnostiques ou croyants. La théologie catholique est fluctuante, même si les organes officiels et instituts spécialisés donnent le change, et semblent maintenir un discours consensuel, positif, relativement optimiste, souvent pondéré, mais que d’aucuns trouvent quelque peu relativiste
En août 2018, le pape François a modifié l’article 2267 du Catéchisme de l’Église catholique qui affirme désormais que le recours à la peine de mort est toujours inadmissible, car privant le coupable de la dignité dont toute personne est revêtue, même s’il s’agit d’un grand criminel. Loin de représenter une rupture par rapport au magistère antérieur, cette nouvelle rédaction apparaît davantage comme l’aboutissement d’un processus engagé il y a des années, dans la lumière des principes anthropologiques énoncés par Vatican II. Il reste que la mise en pratique de ce principe de prohibition de la peine capitale rencontre de redoutables difficultés.
L’Église n’a jamais aimé la peine de mort. Elle s’en est longtemps accommodée. Le cinquième commandement du Décalogue — « Tu ne tueras pas » — lui est trop familier pour qu’elle puisse jamais l’oublier. Voilà pourquoi, pendant les longs siècles de chrétienté, elle s’est interdit de mettre elle-même à mort un homme dont elle estimait qu’il méritait cependant cette peine : elle confiait cette tâche au pouvoir séculier avec lequel elle entretenait des liens étroits — c’est le propre des temps de chrétienté. Pierre Manent résume ainsi cette situation : « Ce qu’elle s’interdisait de faire elle-même, elle en reconnaissait la légitimité de principe quand l’auteur en était l’autorité politique légitime. » De fait, il semble bien que l’Église ait voulu confier au pouvoir temporel le soin de sanctionner le corps quand elle se réservait le sort de l’âme. Les récits de condamnés à mort convertis in articulo mortis émaillent la vie de bien des saints, jusqu’à Thérèse de l’Enfant-Jésus, et suscitent toujours l’admiration des fidèles.
L’A. cherche ici à recueillir le meilleur de la position de saint Thomas, à en discerner les limites et à proposer quelques explicitations ou améliorations. La volonté divine permissive rend possible le mal moral, mais celui-ci ne s’ensuit pas nécessairement. Lorsque saint Thomas affirme que rien ne résiste à la volonté de Dieu à propos d’un effet donné ayant lieu à un instant du temps, cela vaut seulement de la volonté conséquente, laquelle tient compte de tout ce qui aura eu lieu avant cet instant. Donc la volonté de donner la grâce efficace tient compte de la non-résistance antérieure de l’homme à la grâce suffisante, et la volonté de donner la gloire à tel instant tient compte de la vie antérieure de mérite. Ce n’est pas de volonté antécédente que Dieu veut, indépendamment de toute considération des démérites, qu’il y ait des hommes à punir pour que sa justice soit manifestée. Ce n’est pas pour avoir des hommes à damner que Dieu a permis leur péché. Si l’acte de prédestiner, et l’ensemble de ses effets sont indépendants des actes des hommes, en revanche, la prédestination à un don précis tient compte de la prescience d’actes humains antérieurs à ce don. Le plan général du salut d’une personne use d’une série de moyens faillibles pour arriver à sa fin. L’esse communiqué par Dieu à l’effet de la cause seconde à travers celle-ci même est contracté par l’essentia (soit naturelle, soit intentionnelle) de la cause seconde. De ce fait, parmi les prémotions, seules les prémotions morales proposent comme objet de choix une spécification, et ce, de manière faillible, tandis que les prémotions physiques fournissent seulement le passage de la puissance à l’acte de délibérer et de choisir, c’est-à-dire l’exercice, et ce, éventuellement de manière infaillible. La grâce-motion n’est pas autre chose que le mouvement même de l’âme. Si Dieu est en train de mouvoir la volonté créée à l’exercice de tel choix, il est incompatible avec cette hypothèse que la liberté créée ne soit pas en train d’exercer ce choix-là, mais cela n’entraîne nullement que sous la même motion efficiente de Dieu à l’exercice du choix à propos de la même spécification, le choix n’aurait pas pu être autre.
Nos trois précédents articles exposaient l’enseignement de saint Thomas. Il nous reste, dans le présent dernier article, d’abord, à synthétiser l’essentiel en quelques propositions formant un bouquet doctrinal, dont nous prendrons occasion pour dissiper quelques malentendus (A) ; ensuite, à mentionner quelques limites remarquées au passage lors de la lecture du Docteur commun (B) ; et enfin, à suggérer quelques pistes personnelles permettant de surmonter, nous l’espérons, les difficultés rencontrées (C).
A. — Cueillette d’un bouquet doctrinal et dissipation de malentendus
Comme précédemment, nous examinerons les problèmes en cause d’abord dans le plan divin (1), ensuite dans sa réalisation (2). Et sur chaque aspect, nous suivrons le même ordre que dans les développements antérieurs.
Karl Barth et Wolfhart Pannenberg placent tous deux la notion de révélation au point de départ de leur théologie. Pour Barth, la révélation est parole souveraine de Dieu, tombant du ciel et suscitant la foi de l’homme autant qu’elle la sollicite ; pour Pannenberg, la révélation s’adresse à l’intelligence humaine, qui en comprend la crédibilité, en particulier par la connaissance historique, avant de franchir le pas de la foi. Ces deux interprétations divergent au point que Pannenberg considère la vision de Barth comme « autoritaire », et que Barth diagnostique dans la pensée de Pannenberg une reprise des errements de la théologie libérale.
Karl Barth et Wolfhart Pannenberg sont des hommes du XXe siècle. Barth est né en 1886, Pannenberg en 1928, et ils se rencontrent pour la première fois à Bâle en 1950. Cependant le chemin qui mène de la pensée de Karl Barth à celle de Wolfhart Pannenberg commence bien avant eux. Il n’est pas possible de le parcourir de manière compréhensible sans d’abord remonter plus haut, pour l’emprunter au niveau du siècle des Lumières. C’est ce que je vais essayer d’exposer maintenant.
Commençons par Karl Barth. Comme étudiant en théologie, il a tout d’abord été formé à ce que l’on appelait la « théologie libérale ». Ce courant multiforme avait pour principe fondamental de répondre au mot d’ordre des Lumières, ainsi formulé par Kant : Sapere aude ! — on pourrait traduire : « Aie le courage de penser par toi-même ! » Il s’agissait pour la théologie de se libérer des « vérités toutes faites » imposées par le dogme ou la doctrine traditionnelle, et de se reformuler à partir de l’homme et du critère de la raison. Friedrich Schleiermacher (1768-1834) avait donné le coup d’envoi à cette nouvelle forme de théologie. Il se voulait à la fois pleinement chrétien et pleinement moderne. Barth se le représente, dans l’affrontement entre la foi et la « conscience culturelle » de son époque, comme un homme à mi-chemin entre les deux armées, un parlementaire muni d’un drapeau blanc. Aux incroyants, Schleiermacher annonce une religion dans laquelle la doctrine n’a qu’une importance secondaire, l’essentiel étant le « sentiment de dépendance absolue », c’est-à-dire l’expérience que l’homme fait du divin dans sa vie, et dont les chrétiens proclament qu’elle s’accomplit en Jésus-Christ. Ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans la pensée de Schleiermacher. Il nous suffit de savoir qu’il fut le père de la théologie libérale.
Le commentaire de Job dû à saint Thomas occupe une place centrale dans l’histoire de l’exégèse de ce livre, qu’il renouvelle d’une manière fondamentale. Avant lui, l’influence dominante est celle des Moralia in Iob de Grégoire le Grand, qui voit dans Job une figure du Christ et exalte sa patience, dans une démarche d’exégèse spirituelle. En définissant comme littéral son commentaire (Expositio litteralis), Thomas aborde de front toutes les difficultés posées par ce livre étonnant. Roland de Crémone (o.p., † 1259) et quelques autres maîtres du XIIIe siècle annoncent cette nouvelle approche mais d’une manière encore très timide. Pour Thomas, le thème central du livre est le rôle de la Providence divine dans les actions de l’homme ; il fait entrer son exposé dans le cadre d’une disputatio, opposant donc deux thèses. Au service de cette nouvelle approche, Thomas se livre à une analyse précise du langage du livre et intègre à son étude des éléments scientifiques. Il semble également que les réflexions du philosophe juif Maïmonide dans son Guide des égarés, traduit en latin sans doute vers 1240, aient pu orienter saint Thomas vers cette approche nouvelle, qui constitue une étape majeure dans l’histoire de l’exégèse de Job.
Le livre de Job est certainement l’un des plus étonnants de la Bible : dans un cadre narratif surprenant (qu’il faut prendre au second degré ?), une série de dialogues, ou plutôt de monologues, vient poser des questions fondamentales. Si les répliques des amis de Job paraissent religieusement correctes, elles sont balayées par Dieu dans son intervention finale, alors que les discours de Job, théologiquement dérangeants, reçoivent son approbation. Sans parler des problèmes liés à la composition du livre ou à sa structure, avec notamment l’intervention de l’« intrus » Elihu, Job a suscité des lectures diverses à travers le temps. Pour nos contemporains, Job apparaît comme l’homme révolté et certains penseurs s’interrogent encore plus intensément sur le silence de Dieu, après les catastrophes du xxe siècle : les thèmes de la souffrance du juste, des voies mystérieuses de Dieu, de la présence du mal dans le monde (est-il livré au pouvoir d’un criminel, comme le suggère Job en 9, 24 ?) sont au coeur des réflexions actuelles. Il n’en a pas été ainsi de tout temps : l’exégèse ancienne voit en Job un saint (une figure du Christ, même), dont elle exalte la patience. D’une manière assez significative, certaines réécritures anciennes s’en tiennent au cadre narratif et omettent le coeur même du livre.
Or, il semble bien que ce soit le commentaire de Thomas d’Aquin qui ait modifié en profondeur la perception que l’on pouvait avoir du livre de Job.
Le but de cette étude est de présenter les principaux éléments de la méthode exégétique de saint Thomas dans le Commentaire du Livre de Job, sa façon de formuler les acceptions bibliques, les éléments structurels et les techniques heuristiques concrètes. La première partie porte sur l’analyse des fondements métaphysiques de son « imagination scripturaire » particulière, qui ne consiste pas en une juxtaposition d’associations mais en la conviction de l’unité de l’histoire du Salut. Cette conviction transparaît dans l’attention qu’il porte aux coutumes des Saintes Écritures et à leur approche linguistique (i.e. modus loquendi, etc.). La deuxième partie est une analyse des principaux éléments de son « épistémologie exégétique » en tant que signification d’un sens littéral, de la structure argumentative de ses commentaires, du rôle du quasi dicat ou alio modo et des avertissements contre toute forme de « péchés exégétiques ». Dans le même temps, l’intérêt de saint Thomas d’Aquin à découvrir le sens plein du texte et sa concentration sur ce sujet prouvent son talent de pédagogue. La troisième partie est consacrée aux éléments structurels de son commentaire de Job, que sont la divisio textus, les quaestiones ou notae.
L’une des tâches principales du théologien médiéval consistait à commenter l’Écriture sainte, tâche pour laquelle l’ensemble des trois éléments de l’enseignement universitaire étaient employés, la lectio, la disputatio et la praedicatio. Il n’est donc pas surprenant que Thomas d’Aquin ait fait des leçons sur un certain nombre de livres de la Bible, dont nous possédons aujourd’hui ses commentaires. Bien que l’étude de l’Écriture ait fourni à Thomas son inspiration la plus profonde, pendant des siècles ses commentaires sont restés dans l’ombre de ses contributions propres à la théologie chrétienne, comme la Somme de théologie ou la Somme contre les Gentils. D’un point de vue technique, quelques-uns de ces commentaires ont été écrits par Thomas lui-même (ou dictés par lui) et ont reçu des titres tels que ordinatio ou expositio. D’autres nous sont parvenus sous forme de reportationes, c’est-à-dire de notes prises par l’un de ceux qui assistaient à ses cours. Certaines de ces notes étaient « autorisées », après avoir été revues et corrigées par Thomas ou d’autres.