Recension de Camille DE BELLOY, Dieu comme soi-même. Connaissance de soi et connaissance de Dieu selon Thomas d’Aquin :
L’herméneutique d’Ambroise Gardeil
Ce bulletin de théologie mariale présente une douzaine d’ouvrages mariologiques récents,mêlant considérations bibliques, hagiographiques, historiques
et doctrinales. Il montre que la mariologie française, aussi modeste soit-elle, est de qualité. Elle évolue vers une « théologie intégrale » du mystère marial, en particulier par une attention accrue à la théologie biblique et la « théologie des saints ».
Depuis quelques décennies, la théologie mariale francophone montre une vitalité moindre qu’aux États-Unis, en Italie,ou en Espagne. Les bibliographies mariologiques internationales publiées par la faculté de mariologie du Marianum, la faculté de théologie de Louvain ou par la section mariologique de l’Université de Dayton nous le démontrent. Serait-ce qu’aujourd’hui les mariologues français font défaut? Il est vrai que la discipline sacrée en France déplore le vide occasionné par la disparition de regrettés auteurs comme Thomas Koehler († 2001), Jean Galot († 2008) ou encore Jean-Claude Sagne († 2010) ; sans compter l’effacement progressif d’une grande figure de la mariologie contemporaine, René Laurentin, dont la carrière — infinie dirait-on, puisque l’A. produit encore aujourd’hui quelques études, certes un peu compilatoires — touche décidément à son terme. Loin de nous l’idée cependant de céder à un pessimisme facile. Car la mariologie française, stimulée par les efforts persévérants de la Société Française d’Études Mariales (SFEM), s’illustre encore aujourd’hui par des monographies de qualité, qui s’intéressent en outre aux productions étrangères heureusement traduites. On pourra certes regretter la timidité doctrinale dont fait preuve en général la mariologie contemporaine, en particulier en France. De fait, si les publications spirituelles ou dévotionnelles continuent d’abonder, les études de fond, soit positives (biblique, liturgique, historique) soit spéculatives — ces dernières surtout — se font plus rares.
La séance publique du 12 janvier 2015, à l’Institut catholique de Paris, fut consacrée à l’ouvrage Métaphysiques rebelles d’Olivier Boulnois. L’A. y présentait les thèses de son livre, accompagné des exposés et des questions d’Isabelle Moulin et du fr. Thierry-Dominique Humbrecht, o.p. Ces trois communications sont rassemblées ici.
1. L’histoire et l’essence de la métaphysique
Retracer l’histoire de la métaphysique, c’est du même coup faire acte critique, s’interroger sur sa possibilité. En écrivant Métaphysiques rebelles, j’ai souhaité montrer la genèse de cette discipline, inventée au Moyen Âge. Comment s’est fait le passage d’un titre d’ouvrage d’Aristote (en grec, Après la physique) au nom d’une science, la metaphysica, celle qui reçut pour la première fois ce nom sous le calame de Gundissalinus?
Ensuite, quelle méthode suivre ? Celle du philosophe, qui pense l’essence de la métaphysique, ou celle de l’historien, qui aperçoit un poudroiement infini de positions singulières ? — La méthode du philosophe trouve sa forme la plus pure dans la procédure analytique, qui pose d’abord ses questions de manière anhistorique, et propose une formalisation linguistique et logique des énoncés. Mais cette manière de procéder reste trop abstraite : elle pose aux auteurs des questions auxquelles ceux-ci ne peuvent pas répondre...
Maritain a découvert le catholicisme dans un roman, La Femme pauvre de Léon Bloy. Il a cherché à démontrer, contre Gide et en réponse aux questionnements littéraires et spirituels de Mauriac, que le démon ne collaborait pas nécessairement à toute œuvre d’art, car « le sang rédempteur, qui d’un homme peut faire un ami de Dieu, peut bien, s’il les touche, exorciser l’art et le roman ». Il revient au romancier d’aimer ses personnages d’un amour sacerdotal.
« Autrefois, il y a bien longtemps, quand il y avait encore des évêques et des chrétiens, on sait que les jeunes gens fortement élevés, garçons ou filles, pouvaient lire ou regarder impunément de belles œuvres, même s’il s’y rencontrait de ces détails qui font grelotter aujourd’hui nos calotins.»
Tels sont les mots de Léon Bloy, le parrain des Maritain, dans Le Vieux de la montagne, en 1910. Bloy commente un livre fameux de l’abbé Louis Bethléem : Romans à lire et romans à proscrire. Bethléem a voulu y classer selon la morale tous les romans situés entre L’Assommoir et L’Auberge de l’ange gardien. « Sereinement, écrit Bloy, l’abbé Bethléem s’est assis sur les quarante mille volumes du roman contemporain et, d’un geste grandiose, a opéré la division du Dante : Enfer, Purgatoire et Paradis. » Et avant de s’attacher aux cas particuliers, aux romans commentés, Bloy résume les deux principes de base de la critique selon Bethléem : écarter l’art, le balayer au loin comme une ordure ; ne pas oublier un seul instant que « l’amour est le pléonasme de la luxure », que « les deux mots sont rigoureusement identiques ». La conclusion de Bloy s’impose : « Aussitôt planté sur ces deux bases de granit, le juge est dans la région de la lumière. Il voit clair, il discerne, avec une simplicité de vision qui pourrait être crue le privilège des anges, qu’un mauvais roman est celui qui parle d’amour et qu’un bon roman est celui qui ne parle pas d’amour, à condition toutefois qu’il soit écrit avec élégance par des tardigrades ou par des chameaux. Telle est, en aussi peu de mots que possible, la situation actuelle de l’abbé Bethléem, dispensateur canoniquement autorisé du pain littéraire aux catholiques affamés de littérature
Cet article s’intéresse à la position adoptée par Jacques Maritain face à ceux qui, durant la guerre civile espagnole, affirmaient que les nationalistes menaient une « guerre sainte » pour défendre le catholicisme en Espagne. La critique qu’il faisait de cette idée selon laquelle il s’agissait d’une guerre sainte s’articulait en deux parties. D’une part, il expliquait comment les méthodes violentes utilisées par les nationalistes étaient totalement à l’opposé d’actions que l’on pourrait qualifier de « sacrées » — de fait, parler d’une « guerre sainte » dans ce contexte était un oxymore inacceptable —, d’autre part, en se plaçant dans la perspective d’une philosophie de l’histoire, Maritain déclarait que, si l’idée de guerre sainte pouvait avoir eu un fondement dans la conception « sacrale » du temporel qui prévalait au Moyen Âge en Europe, et dans la conception « séculaire » du temporel caractéristique de la modernité européenne, cette idée n’avait plus aucun fondement aujourd’hui. C’est pourquoi, parler de « guerre sainte » dans le contexte espagnol des années 1930 se révélait être un dangereux anachronisme qui devait donc être considéré comme dénué de fondement dans un discours chrétien.
Cela fera bientôt quatre-vingts ans que débuta la guerre civile espagnole, en juillet 1936. Exceptions faites des Espagnols et des historiens de la période, elle est aujourd’hui largement oubliée. Pourtant ce conflit, au cours duquel 500 000 personnes environ trouvèrent la mort et à peu près le même nombre durent quitter leur lieu d’habitation, mérite à tous égards notre attention. Cette guerre fut la dernière dans laquelle les catholiques s’engagèrent activement et en masse pour des raisons religieuses. Ils comptaient dans leurs rangs non seulement les chefs de l’insurrection militaire, mais aussi les membres bien établis de la hiérarchie ecclésiastique, qui promouvaient l’idée que les rebelles nationalistes menaient une « guerre sainte ».
Publié à New York en 1941, La Pensée de saint Paul n’est pas un livre de hasard dans l’œuvre de Jacques Maritain. Cette anthologie commentée met au contraire en évidence le soubassement scripturaire de quelques-unes des principales inflexions de l’œuvre du philosophe. Par-delà les emprunts pauliniens de sa « philosophie dans la foi », Paul fut surtout pour Maritain et son épouse le guide dans la « contemplation sur les chemins » vers la « liberté des parfaits » et leur mission corédemptrice.
On sait la profondeur avec laquelle Léon Bloy habitait le calendrier liturgique, et l’amitié toute particulière qui le liait notamment à saint Barnabé, introducteur de Saul auprès des apôtres et compagnon de ses premières missions chez les gentils, fêté chaque 11 juin. « Est-ce vous, saint Barnabé, qui m’envoyez ces âmes ? Mystère d’affinité entre cet Apôtre et moi. Je m’étonnais, depuis le 11, jour de sa fête, de n’avoir pas, comme les autres années, senti sa main. Deux êtres [qui nous sont devenus bientôt comme des voisins du Paradis], un jeune homme et sa jeune femme s’offrent tout à coup, exprimant leur ambition de se rendre utiles, de devenir nos amis. » Un an plus tard, le 11 juin 1906, Jacques, Raïssa et Véra recevaient le baptême à la paroisse saint Jean l’Évangéliste de la rue des Abbesses : « Me voilà parrain de ces trois êtres aimés de Dieu, conquis par mes livres et que m’envoya, l’an dernier, le même grand seigneur du Paradis, saint Barnabé, mon protecteur. » À leur tour, les Maritain marqueront chaque année l’anniversaire, faisant leur cette sémiologie sacrée qui plaçait d’emblée leur vie chrétienne sous une étoile apostolique et paulinienne.
Par Bloy et son Salut par les Juifs — l’ouvrage les bouleversant assez pour qu’ils dégagent son intuition centrale et le rééditent aussitôt à leurs frais —, le Paul du « mystère d’Israël » et de la théologie de l’histoire accompagne leur temps de catéchuménat : « Nous lûmes ce livre à la campagne au mois d’août 1905. Il nous découvrit saint Paul, et ces extraordinaires chapitres 9, 10 et 11 de l’Épître aux Romains, où Léon Bloy a pris l’épigraphe et le point d’appui de l’exégèse du Salut par les Juifs. » Mais Jacques et Raïssa trouvent également chez saint Paul le climat où mûrit leur « éros métaphysique », par la médiation cette fois de Bergson : « Le jour où il affirma, dans une de ses plus lumineuses leçons : “Dans l’absolu nous vivons et nous nous mouvons et nous sommes”, il fit tomber pour nous des murailles » — la formule que le maître avait empruntée au discours devant l’Aréopage, et par laquelle Paul lui-même, en invoquant la vie, le mouvement et l’être, avait baptisé la triade platonicienne, leur transmettant l’appel « d’une liberté plus divine que celle de l’absolu métaphysique [… :] C’est à ces sources qu’il nous menait boire ». Une page retenue dans le Carnet de notes — Heidelberg, 30 décembre 1906 — méditait sur cette « liberté plus divine », la « liberté des fils de Dieu », en suivant le « Tu n’es plus esclave, mais fils » de l’Épître aux Galates (4, 7)...
Cette étude aborde la réflexion de Jacques Maritain sur Israël du point de vue de son fondement théologique. Elle en retient principalement l’axe central, la contribution de Maritain à une intelligence plus profonde du « mystère » énoncé par saint Paul dans les chapitres 9-11 de l’Épître aux Romains, en particulier Rm 11, 25-32.
Quand on s’interroge sur l’apport de Jacques Maritain à la théologie — ou sur la dimension théologique de l’œuvre de Maritain — on ne peut pas ne pas parler de sa longue méditation sur « le mystère d’Israël », sous-jacente à son intrépide combat contre l’antisémitisme. Par son sujet, cette méditation est liée à l’histoire et à la philosophie de l’histoire, mais sa portée transcende les contingences de l’histoire et ne s’éclaire en définitive que dans la perspective de l’histoire du salut et des desseins divins. À la fin de sa vie, dans une lettre à André Neher à propos de son livre Dans tes portes Jérusalem, Maritain confie que ce livre rejoint la « méditation sur les voies de Dieu qui ne cessent d’occuper mon pauvre esprit ».
Il sera donc moins question, dans ces quelques notes, du long combat de J. Maritain contre l’antisémitisme et de sa lucidité devant la Shoah, que de leurs fondements théologiques. À cet égard, il est sans doute significatif que le titre de la conférence de 1937 au Théâtre des Ambassadeurs, « L’impossible antisémitisme », devienne « Le mystère d’Israël » lorsqu’il est repris l’année suivante (1938) dans Questions de conscience. C’est le même sujet qui est désigné, là du point de vue de la conséquence, ici du point de vue de ce qui en est la raison théologique. Le combat de Maritain contre l’antisémitisme est le fait d’un chrétien, il s’ancre dans une vision théologique d’Israël dégagée peu à peu pour elle-même. Ce qui peut paraître aujourd’hui une perspective évidente — est-ce d’ailleurs bien sûr ? — n’allait pas de soi dans les années 1930, même parmi les chrétiens, même dans les textes issus du magistère de l’Église.
Le P. Revel a, pour le bonheur de beaucoup, entrepris de publier un grand traité des sacrements, fruit de cinquante ans de recherche et d’enseignement de théologie sacramentaire et de patristique, d’abord au studium des dominicains de la province de Toulouse puis au séminaire d’Aix-en-Provence. L’ouvrage particulièrement nourri des sources patristiques et de la grande tradition théologique vient combler un sérieux manque. On ne saurait regretter qu’une chose : qu’il n’ait pas été publié plus tôt. Nous présentons tout d’abord le premier volume, en deux tomes (près de 1500 p.), consacré au baptême. Deux autres volumes intitulés La Confirmation et L’Onction des malades seront recensés à la suite ; les autres sacrements devant faire l’objet des quatre prochains volumes, au prix d’une légère modification éditoriale par rapport au programme initial qui n’en prévoyait que cinq en tout.
Cette étude s’interroge sur la raison d’être et la signification théologique de la double peine du purgatoire chez saint Thomas, Maritain et Journet. La question du purgatoire a des incidences œcuméniques non négligeables, or ces implications ne sont pas suffisamment prises en compte. La perception de la nécessité, conditionnée par l’état spirituel et moral de l’homme à sa mort, de la peine expiatrice dans l’état post-mortem du purgatoire, doit être évaluée à l’aune de la perfection de la charité et de la sainteté sans lesquelles la béatitude de la vision bienheureuse et de la résurrection sont impossibles.
Nous n’aborderons pas la doctrine catholique du purgatoire sous l’angle de l’histoire des mentalités, ou de l’histoire culturelle, ou encore de l’analyse socio-historique ; celles-ci ont déjà été faites. Pas plus nous ne prétendons apporter des éléments nouveaux à l’exégèse des textes de l’Écriture concernés. Leur interprétation est discutée entre spécialistes, et les théologiens sont loin d’être unanimes. Le purgatoire cristallise de nombreuses difficultés de langage, malgré les efforts de démythologisation et de déconstruction étiologique entrepris ces trente dernières années. Ces difficultés conjuguées favorisent les hypothèses relatives à une résurrection immédiate qui font l’économie d’un purgatoire. La doctrine du purgatoire n’est pas pourtant latérale ou annexe. Elle est très étroitement liée à la vocation universelle de tous les hommes à la sainteté, et à son accomplissement au-delà de notre vie mortelle ; c’est pourquoi quelques théologiens soulignent aujourd’hui son « paradoxal oubli ». Mais on constate depuis peu que « le concept de purgatoire » (Polkinghorne) fait un retour timide, au moins dans la conscience populaire. Il n’est pas exagéré de penser qu’avec la doctrine de l’Aquinate et de Charles Journet (avec Jacques Maritain) nous disposons de données susceptibles de contribuer à élaborer « le concept intégral de purgatoire » qui est, au dire de certains, « essentiel à la pensée eschatologique ».