Voici les articles du fascicule n°1 du tome CXVI de la Revue Thomiste (publiés en 2016).
L’eschatologie est un des domaines où les idées des uns et des autres ne sont pas des plus claires. Récemment, le P. Sesboüé constatait: « La prédication d’aujourd’hui, et peut-être pour une part la théologie, parlent de moins en moins de la vie éternelle, c’est-à-dire de notre avenir bienheureux dans l’unité de Dieu et du Christ. On a l’impression d’un malaise, comme si notre tentation actuelle était de vouloir fuir notre réalité dans des promesses sans ombre. » Déjà à la fin des années cinquante, Julien Green, dans son Journal, observait une désaffection grandissante dans la prédication sur les fins dernières ; que dirait-il aujourd’hui ? Le magistère pontifical ou épiscopal est actuellement d’une parcimonie qui contraste avec d’autres époques. Il est vrai que le deuxième concile du Vatican ne s’est pas spécialement distingué sur le sujet, il offre bien quelques passages, d’ailleurs très clairs, sur ce qui a trait à l’eschatologie et particulièrement aux fins dernières, mais c’est plus par manière d’incises qui, par le contenu, ne sont pas particulièrement remarquables.
Saint Thomas affirme que l’âme séparée du saint atteint immédiatement la vision de Dieu, et ainsi la béatitude parfaite. Le fait qu’une âme sans corps puisse atteindre à une telle perfection peut sembler réduire la résurrection des corps à un rôle purement superflu. En effet, les expressions de certains commentateurs de l’Aquinate concernant la résurrection ont eu tendance à sousévaluer son importance pour la perfection humaine. Cependant, l’anthropologie de Thomas et l’enseignement de sa maturité sur la béatitude parfaite maintiennent de -manière appropriée une hésitation nuancée concernant la perfection humaine de l’âme séparée. Pour le Docteur commun, l’âme dans la béatitude peut pleinement voir l’objet de la béatitude (Dieu), mais le sujet de la béatitude (l’âme séparée) n’est pas complet sans le corps. De ce point de vue, le corps est essentiel à l’homme dans la béatitude. De plus, pour l’Aquinate, l’unicité de la forme humaine implique que l’âme séparée est encore ordonnée au corps — orientée vers son état ressuscité à venir. Et la conception qu’a Thomas de l’intellect humain comme naturellement adapté à sa nature corporelle suggère que, jusqu’à ce qu’elle puisse fonctionner de manière naturelle, la pleine expression de la béatitude humaine doit attendre la résurrection au dernier jour.
Un principe directeur de l’anthropologie philosophique et théologique de saint Thomas d’Aquin est son emploi du concept de béatitude en tant que fin dernière de l’homme. Sa place tout au début de la Prima Secundae de la Somme théologique le prouve assez clairement. Il est également très clair que Thomas soutient que seule la vision de Dieu constitue la béatitude parfaite, et que cette vision ne sera atteinte qu’après la mort et seulement par les justes.Or, depuis le milieu du siècle dernier, de nombreux débats ont porté sur la manière dont Thomas d’Aquin a enseigné qu’il existe dans l’homme un désir naturel de cette vision, ce qui ne nous concerne pas directement ici. Cependant, nous nous intéresserons à un autre aspect de la pensée de Thomas d’Aquin, qui est lié à la béatitude finale surna turelle : l’évolution dans son enseignement sur la manière dont le corps ressuscité ajoute quelque chose à la béatitude des âmes des saints. Notre tâche n’est pas d’identifier les différentes positions reçues dans l’École sur cette question. Nous prenons pour acquis que la pensée de saint Thomas a effectivement subi un changement, et que sa position la plus aboutie, exprimée dans la Summa theologiae, est que le corps ressuscité augmentera la béatitude de l’âme d’une manière extensive et non pas intensive, par opposition à sa première position (exprimée dans le Scriptum super Sententiis et dans les Quaestiones disputatae De potentia), selon laquelle il affirme (ou sous entend) que la résurrection du corps d’un saint entraînera pour l’âme une augmentation de l’intensité de la béatitude. Qui plus est, nous partirons de l’idée communément reçue que sa dernière position dans la Somme de théologie est plus cohérente avec le reste de son enseignement.
Au plan ontologique, l’âme qui subsiste après la mort séparée du corps est amputée d’une dimension essentielle de sa nature. Pourtant, au plan noétique, elle « possède une certaine perfection qu’elle ne peut posséder lorsqu’elle est unie au corps » (Q. De anima, q. 17, ad 1). En effet, elle reçoit désormais sa connaissance d’un influx noétique venant directement de Dieu. Saint Thomas repère dès ici-bas des anticipations de ce mode de connaître, preuve que, pour un être qui, comme l’homme, participe au monde des esprits, il n’est pas une anomalie contre nature mais correspond à un état préternaturel. Toutefois, si la manière de connaître de l’âme séparée est plus élevée, la connaissance qu’elle lui procure est plus imparfaite que celle de l’âme unie au corps.
Voici le paradoxe : « L’âme unie au corps est de quelque manière plus parfaite que l’âme séparée, à savoir du point de vue de la nature spécifique, mais, du point de vue de l’activité intellectuelle, elle possède, séparée du corps, une certaine perfection qu’elle ne peut posséder lorsqu’elle est unie au corps. Ceci n’est pas contradictoire car l’opération intellectuelle appartient à l’âme en tant qu’elle transcende le rapport au corps. En effet, l’intellect n’est pas l’acte d’un organe corporel. »
L’âme humaine séparée, c’est-à-dire l’âme en tant qu’elle subsiste en elle-même indépendamment du corps après la mort, parce qu’elle est de soi incorruptible, présente donc, selon saint Thomas d’Aquin, deux caractéristiques dont la conciliation, quoi qu’il en dise, ne va pas de soi. D’une part, par rapport à son état d’ici-bas, l’âme, amputée du corps dont elle est par nature la forme, souffre d’une certaine imperfection ontologique à tel point que, selon une thèse bien connue de saint Thomas, elle n’est plus une personne mais un fragment de personne. C’est là une conséquence directe de l’anthropologie unitaire aristotélicienne résolument adoptée par l’Aquinate. Mais, d’autre part, l’âme une fois séparée du corps semble bénéficier, toujours en comparaison avec son état d’ici-bas, d’un surcroît de perfection noétique. Au royaume très platonicien des purs esprits, elle semble enfin épanouir pleinement ses capacités intellectuelles jusque-là limitées dans leur exercice par les conditionnements corporels. Alors, aristotélisme en deçà de la mort, platonisme au-delà ?
Dans ses leçons sur les épîtres pauliniennes, saint Thomas livre un certain nombre de réflexions sur la fin des temps. Il ne s’agit pas de reconstituer à partir d’elles la doctrine que l’on peut trouver dans ses œuvres théologiques (In IV Sent., dist. 43-50 ; Sum. theol., Suppl., q. 73-92) mais d’examiner sa démarche d’exégète. L’approche philologique (critique textuelle, sémantique, grammaire…) joue alors un rôle important mais les éléments théologiques sont loin d’être absents ; ils sont examinés à partir des démarches propres de l’exégèse (questio, sed contra, interprétations avec lesquelles Thomas est en désaccord…). Mais il semble bien que Thomas soit encore plus intéressé par la dimension éthique des passages des épîtres. Toutes ces données sont examinées dans la tradition d’exégèse des lettres pauliniennes, particulièrement des commentateurs dominicains du xiiie siècle (Hugues de Saint-Cher, Pierre de Tarentaise, Nicolas de Gorran).
Après avoir lu l’ensemble des textes de Thomas sur les passages des épîtres pauliniennes touchant à l’eschatologie, je me suis posé un problème de méthode, me demandant comment il fallait présenter cette matière à la fois riche et apparemment décevante — décevante si l’on voulait reconstituer à partir des commentaires de saint Paul une eschatologie thomasienne. Certes, il aurait été possible, en s’inspirant par exemple de la Somme de théologie, de faire entrer dans un cadre prédéterminé les différents éléments fournis par les commentaires : les signes qui précèdent le Jugement dernier, la résurrection des morts, le Jugement général, l’état du monde après le Jugement et, si l’on veut, la vision de l’essence divine — on aura reconnu les questions 73 à 92 du Supplementum. J’avais commencé par classer mes fiches en suivant ce beau plan ; mais cela m’a laissé totalement insatisfait et cela ne me paraît pas être de bonne méthode : un commentaire scripturaire n’est pas un traité de théologie, même si l’on peut y trouver nombre de réflexions théologiques. La démarche inverse, plus neutre et plus docile, aurait été de suivre les commentaires dans leur déroulement même : autre insatisfaction ici, on aurait abouti à une paraphrase brouillonne, laissant à l’auditeur le soin de recomposer lui-même les grandes lignes d’une pensée. La meilleure solution m’a semblé de partir de ce qui fait l’essence même du commentaire, de la méthode exégétique de saint Thomas. J’ai eu plusieurs fois l’occasion d’analyser l’exégèse thomasienne des épîtres de saint Paul. À chaque fois me sont apparues dans la plus grande clarté les qualités de cette exégèse : rigueur, attention constante portée au texte, souci de pédagogie, mise en valeur des éléments théologiques portés par le texte.
Tout au long de son commentaire du récit des apparitions pascales, dans les évangiles de Matthieu et de Jean, saint Thomas développe, à l’école des Pères, notamment de Denys, le sens « anagogique »des textes. L’expérience pascale des saintes Femmes et des Apôtres continue d’éclairer l’Église, notamment à travers l’exégèse du Maître, et elle s’offre comme la principale source de l’intelligence chrétienne des fins dernières.
Dans son maître ouvrage sur l’exégèse médiévale, Henri de Lubac se faisait l’écho d’Yves Congar, selon qui le manque de sens eschatologique représentait le défaut le plus décisif de la théologie issue de la scolastique. « On peut ajouter, glosait le P. de Lubac, que ce défaut — qui n’est d’ailleurs ni constant, ni sans remède, — provient précisément de ce que la théologie n’a plus alors la forme d’une exégèse. » La théologie universitaire ne revêt certes pas au Moyen Âge la seule forme d’une exégèse biblique. À l’époque d’Albert, de Bonaventure ou de Thomas, la lecture de la Page sacrée demeure cependant un moment premier et essentiel du labeur théologique, de telle sorte que les questions disputées restent étroitement liées à l’interprétation du texte inspiré. Saint Thomas affirme ainsi que la théologie reçoit ses principes de l’Écriture. Elle les en extrait au prix d’une longue étude. Ce travail de découverte des principes de la théologie dans l’Écriture n’est pas une tâche accomplie une fois pour toutes, considérée comme un acquis par le théologien, qui n’aurait plus qu’à spéculer avec les instruments de la philosophie sur le donné préalablement fourni par l’exégèse. La mise en lumière des articles de foi à travers la lecture sans cesse reprise de l’Écriture est concrètement le moyen d’assurer la « subalternation » de la doctrine sacrée à la science de Dieu et des bienheureux. La lecture de l’Écriture nourrit constamment la foi de l’Église. Elle est l’âme d’une saine théologie, en particulier relativement aux fins dernières.
Recensions de
Commission théologique internationale, Dieu Trinité, unité des hommes, Le monothéisme chrétien contre la violence, Traduction française du P. Philippe Vallin, Préface à l’édition française de Mgr Éric de Moulins-Beaufort, « Documents des Églises », Paris, Cerf, 2014, 1 vol. de 122 p.
Annibale Bugnini, La Réforme de la liturgie (1948-1975), Nouvelle édition revue et augmentée de notes et de suppléments pour une lecture analytique, Traduit de l’italien par Pascale-Dominique Nau, o.p. et Philippe de Lacvivier, Paris, Desclée de Brouwer, 2015, 1 vol. de 1036 p.
Yves Chiron, Mgr Bugnini (1912-1982), Réformateur de la liturgie, Paris, Desclée de Brouwer, 2016, 1 vol. de 224 p.
Frédéric Guillaud, Catholix reloaded, Essai sur la vérité du christianisme, « Religions », Paris, Cerf, 2015, 1 vol. de 336 p.
Roland Minnerath, Religion, l’heure de vérité, Paris, Artège, 2015, 1 vol. de 172 p.
Cette étude s’interroge sur la raison d’être et la signification théologique de la double peine du purgatoire chez saint Thomas, Maritain et Journet. La question du purgatoire a des incidences œcuméniques non négligeables, or ces implications ne sont pas suffisamment prises en compte. La perception de la nécessité, conditionnée par l’état spirituel et moral de l’homme à sa mort, de la peine expiatrice dans l’état post-mortem du purgatoire, doit être évaluée à l’aune de la perfection de la charité et de la sainteté sans lesquelles la béatitude de la vision bienheureuse et de la résurrection sont impossibles.
Nous n’aborderons pas la doctrine catholique du purgatoire sous l’angle de l’histoire des mentalités, ou de l’histoire culturelle, ou encore de l’analyse socio-historique ; celles-ci ont déjà été faites. Pas plus nous ne prétendons apporter des éléments nouveaux à l’exégèse des textes de l’Écriture concernés. Leur interprétation est discutée entre spécialistes, et les théologiens sont loin d’être unanimes. Le purgatoire cristallise de nombreuses difficultés de langage, malgré les efforts de démythologisation et de déconstruction étiologique entrepris ces trente dernières années. Ces difficultés conjuguées favorisent les hypothèses relatives à une résurrection immédiate qui font l’économie d’un purgatoire. La doctrine du purgatoire n’est pas pourtant latérale ou annexe. Elle est très étroitement liée à la vocation universelle de tous les hommes à la sainteté, et à son accomplissement au-delà de notre vie mortelle ; c’est pourquoi quelques théologiens soulignent aujourd’hui son « paradoxal oubli ». Mais on constate depuis peu que « le concept de purgatoire » (Polkinghorne) fait un retour timide, au moins dans la conscience populaire. Il n’est pas exagéré de penser qu’avec la doctrine de l’Aquinate et de Charles Journet (avec Jacques Maritain) nous disposons de données susceptibles de contribuer à élaborer « le concept intégral de purgatoire » qui est, au dire de certains, « essentiel à la pensée eschatologique ».